« Notre fiscalité apporte un sacré coupde pouce »
Irlande. L’arsenal fiscal a permis à Gillian O’Sullivan de reprendre pas cher et tôt les biens agricoles de son père, Michael Wall. Avec des contreparties. Elle et son mari, Neil, se sont installés en 2013.
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En Irlande, dix pour cent des fermes sont détenues par des agriculteurs de moins de 40 ans. Gillian et Neil O’Sullivan sont de ceux-là. Leur parcours est sans doute atypique par rapport à leurs collègues irlandais. Les conditions de leur installation, elles, ne le sont pas. « Nous étions tous les deux vétérinaires à Dublin lorsque mon frère est décédé en 2008. Il s’était installé en 2004 sur la ferme, en association avec mon père. Nous avons décidé en 2010 de quitter la capitale et opéré une conversion professionnelle. » Durant deux ans, le couple se teste sur l’exploitation en travaillant aux côtés de Michael Wall qui leur transmet son savoir-faire. Parallèlement, il poursuit à temps partiel son activité vétérinaire dans la région. « Ces deux années ont été concluantes. Nous nous sommes installés en 2013. Neil a tout de même gardé son activité vétérinaire à temps partiel », dit Gillian.
« Les fermes dynamiques sont celles transmises tôt »
Âgé de 66 ans à l’époque, Michael choisit de leur transmettre l’exploitation. Il était à la tête de 85 vaches et 58 ha, dont 46 ha en propriété. L’exploitation était – et reste – répartie en deux sites. Le principal de 41 ha est dédié aux vaches laitières. L’autre de 17 ha – le site historique – héberge les génisses. « Même si je suis actif encore aujourd’hui sur la ferme, j’estime important que Gillian et Neil la dirigent. Je constate que les structures les plus dynamiques sont celles qui sont transmises aux successeurs à leur arrivée sur la ferme ou quelques années plus tard. Mes parents ont fait de même pour moi quand j’ai commencé à 22 ans. » Par transmission, il entend donner la ferme à sa fille Gillian dans le cadre de la succession parentale. La fiscalité irlandaise est en effet conçue pour encourager les agriculteurs à transmettre tôt leur patrimoine. En 2014, le gouvernement l’a encore allégée. Alors que l’Irlande développe la production laitière – qui est le principal pilier de son agriculture – le gouvernement et la filière ont pris conscience du vieillissement de la pyramide des âges. Ils veulent faciliter la reprise tôt des exploitations (lire ci-contre).
Michael, Gillian et Neil ont combiné deux mesures à leur disposition. La première est en faveur de Michael. Elle concerne les plus-values réalisées sur le foncier détenu depuis au moins dix ans. Le cédant en est totalement exonéré s’il cède le foncier, les bâtiments, etc., à son enfant et s’il a entre 55 ans et 66 ans, ce qui était le cas de Michael en 2013. Un dispositif particulièrement intéressant pour les producteurs irlandais confrontés au prix du foncier élevé. Dans le comté de Gillian et Neil, Waterford, dans le Sud-Est, un hectare de terre vaut, en moyenne, 18 000 à 20 000 €.
« Un million d’euros de capital que mon père m’a donné »
La seconde mesure est en faveur de Gillian et Neil. Elle est déterminante dans le montant de la reprise de l’exploitation. « Nous avons estimé l’actif transféré à mon nom à 1,05 million d’euros : 920 000 € pour 29 ha (sur les 41 ha que mon père possède), les bâtiments, le matériel et les aides découplées, et 135 000 € pour le cheptel laitier », indique-t-elle. Grâce à la mesure Capital acquisitions tax thresholds, les jeunes éleveurs n’ont pas déboursé un centime. « Ce dispositif permet de réduire de 90 % la valeur du capital transmis des parents à l’enfant », explique Thomas Curran, le « Monsieur transmission » du centre de conseils et recherche Teagasc. « Le montant obtenu est généralement sous le plafond de dons possibles à chacun des enfants. En dessous, il ne paie pas de droits de succession. » Ce plafond était de 225 000 € en 2013 (relevé à 310 000 € en 2016)… bien au-delà des 105 000 € donnés après l’abaissement de 90 % de la valeur l’actif.
On pourrait croire que cette transmission n’est qu’à l’avantage de Gillian et Neil, Michael ne disposant désormais que de sa retraite pour vivre. Ce n’est pas le cas. Par touches successives, ils ont construit ensemble des contreparties qui permettent à Michael de vivre sa retraite sereinement… tout en continuant à travailler sur la ferme. C’est ce qui lui plait.
Quatre décisions pour une transmission équilibrée
Reprise des dettes. « En contrepartie, nous avons repris les dettes de l’exploitation qui s’élevaient à 115 000 €, précise Gillian. Elles concernent principalement l’investissement dans une salle de traite de 15 postes en simple équipement et l’agrandissement de la stabulation à 45 logettes. Nous avons souscrit un emprunt de dix ans pour une annuité de 14 000 € jusqu’en 2023. » Le couple a également acheté les élèves et les génisses de renouvellement pour 24 000 €. « Nous avons autofinancé le premier paiement en 2013, puis le second l’an passé. »
Une indemnité annuelle . À la reprise des emprunts s’ajoute l’engagement d’indemniser le père à hauteur de 15 000 € par an tant qu’il donne un coup de main. Pour Michael, ce n’est pas peu dire. Il est dès 8 h au travail ! Cette indemnisation est monnaie courante en Irlande. Elle prolonge la tradition de prise en charge des parents retraités : l’enfant repreneur hérite de la ferme. En contrepartie, il s’occupe d’eux jusqu’à leur décès. Cette indemnisation est aussi une reconnaissance du parent qui, comme bien souvent en France, continue de travailler pendant sa retraite et pallie le manque de main-d’œuvre de plus en plus criant sur les exploitations laitières. « Ces 15000 € ne sont pas fixés par hasard. S’il était indemnisé plus, la retraite que lui verse l’État serait diminuée », décrypte Thomas Curran.
17 ha loués . En fait, Michael n’a pas transmis la totalité de l’actif agricole à Gillian. Il loue 17 ha à raison de 9 000 € par an. Il est prévu que Gillian en hérite à son décès. Au final, les jeunes éleveurs lui versent 25 000 € par an.
Achat de la maison. Le deal est complété par un dernier engagement, majeur pour le couple : l’achat de la maison de l’exploitation. Michael en a hérité de son fils à son décès. « Nous avons emprunté 300 000 € que nous remboursons en trente-cinq ans, dit Neil. Cela représente un remboursement annuel de 17 000 €. » Ils font face aujourd’hui à 42 000 € d’annuités : côté professionnel, 25 000 € dont 14 000 € dus à la reprise des emprunts paternels ; côté privé, 17 000 € liés à l’habitation. « Nous avons essayé de trouver le bon équilibre et créer les conditions d’un endettement limité », résume Michael.
Éviter à tout prix le morcellement
En transférant tout l’actif agricole à sa fille, l’objectif de Michael mais aussi celui de la famille est de pérenniser la structure. S’il la divisait en parts égales entre ses trois filles, avec un foncier à 20 000 €/ha, la tentation pourrait être grande de vendre des parcelles. Or, les soubresauts de l’histoire irlandaise continuent d’irriguer la conscience collective et maintiennent la volonté des familles de protéger l’exploitation de tout risque d’éclatement. « Nous avons encore à l’esprit qu’au XIXe siècle, les Anglais ont expulsé nos ancêtres de leurs terres », analyse Neil.
« Dans notre famille, mais aussi chez les autres, l’exploitation n’est pas considérée comme un patrimoine mais comme un outil qui crée un revenu, explique de son côté Michael. Les deux sœurs de Gillian n’étant pas intéressées par l’agriculture, j’ai financé leurs études, ce qui leur permet aujourd’hui de gagner leur vie. » Sans doute a-t-il prévu aussi un testament avec d’autres compensations.
Claire HuePour accéder à l'ensembles nos offres :